Vilnus Atyx





Le pot de verre contre le pot de fer




[0] - L'ancienne entrée de VMC

Ce texte a été écrit dans le cadre du projet de création d'un ouvrage collectif sur Scryf... L'idée initiale, lancée par une scryfeuse, était d'écrire une série de nouvelles en prenant comme base de départ une série de photographies sur la thématique des bars, et notamment des bars anciens ou fermés.

L'idée de réaliser un texte sur la fermeture de l'usine de Givors m'est venue alors qu'il m'avait semblé observer quelques similitudes entre une des photos de la série et le souvenir d'un bar de Givors que j'avais. Vérification faite, le bar que j'avais en mémoire n'existait même pas, mais qu'importe, l'idée était là.

On peut retracer sur internet la chronique de la fermeture de la verrerie de Givors. Un évènement qui a touché bien entendu de nombreuses familles et l'activité de plusieurs entreprises, et pourquoi pas celle des bars alentours? Les personnages présentés dans l'histoire sont fictionnels bien sûr. Le bar, son patron aussi. L'attachement de ces hommes à leur métier ne l'était pas.

Voici le texte en intégralité :

Le pot de verre contre le pot de fer

 

Mercredi 4 avril 2001

Marcel se mordait la lèvre. Marcel se mordait souvent la lèvre. C’était un tic. Mais là, il avait vraiment l’air embêté.

— Je les ai entendus dire qu’ils allaient les vendre.
— Comment ça vendre une machine? On peut vendre juste une machine?
— Non, deux. La 81 et la 86. Les deux plus récentes, bien sûr.

A cette époque, il y avait six lignes de production : la 71 et la 72, la 81, 83, 84 et 86. Alimentées par deux fours.

— A qui ils vendraient ça? Aux Italiens?
— J’en sais rien, tout ce que j’ai entendu, c’est que ces deux-là pouvaient être utilisées ailleurs…
— Ou alors aux anglais…

— Mais on s'en tape bien pas mal de là où elles iraient?! Pour nous ça change rien! Deux lignes en moins, ça veut dire un four en moins!

Marcel ponctua sa phrase en finissant son verre d’un coup sec, et en faisant claquer sa langue contre son palais.

— C’est pas possible, reprit Bernard en se levant de son tabouret. Ce sont les deux bécanes les plus neuves. C’est pas logique.
— C’est ben pourtant ce que j’ai entendu. J’ai peut-être mal compris. Ou raté un morceau.
— Bah, caille-toi pas le lait, tant qu’elles tournent et que ça leur rapporte, y’a peu de chance!

Marcel ramasse sa casquette sur le comptoir. Les deux hommes se lèvent, saluent Charles, le patron du Select, ramassent leurs besaces et poussent la porte du bar.

— Y’avait changement de fabrication ce matin?
— Oui, sur la 84. Et les moules, sur la 72. Ça va encore merder tout l’après-midi…


Jeudi 6 décembre 2001

Boroni a une grande gueule, mais il passe pour quelqu’un d’intelligent. Alors les autres l’écoutent. Toute la brigade a pris place au fond du Select. Seuls les cadres et les jeunes (conducteurs de palettiseur intérimaires pour la plupart) manquent. Pourtant eux aussi risquent de perdre leurs emplois.

Fabien, cariste, joue avec un cure-dent. Marcel se mord la lèvre. Gilles, de la fab’, remplit les verres de ceux qui ont l’habitude de venir au bar avant de prendre leur poste de l’après-midi. Il est tôt pour l’apéro mais certains avaient besoin d’un remontant.

— Vous avez compris la situation? explique Boroni. Ils n’ont pas changé de position. Leur projet, c’est la fermeture. Le démantèlement! Ils veulent mettre la 83 et 84 à la casse. La 81, 71, 72 et 86 seraient envoyées dans les usines du groupe. A Puy-Guillaume ou Veauche. Plus probablement à Reims.
— Ça c’est pour les machines, mais les bonhommes?
— Licenciements, rien de neuf. Ils couleraient les fours à la fin de l’année prochaine. Donc plus d’activité sur le site dans un an maximum.
— Les fils de pute!
— Mais on ne se laisse pas faire...
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse? Ils en ont rien à foutre les bâtards. Ils ramassent l’oseille et c’est tout.
— Il a raison Boroni. Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant? La grève?
— Faut se méfier, répond l‘intéressé… une grève ça leur rendrait service.
— Comment ça?
— Ben oui. Ça ferait baisser notre rentabilité. Et ils essayent de faire courir le bruit qu’on n’est pas viable. Mais c’est faux. On dégage 15% de bénéfice.
— Ben alors pourquoi ils veulent nous fermer?
— Tu le sais, en 99 : on a été vendu par Danone, qui voulait se débarrasser de sa branche « Emballages », pour pouvoir racheter d‘autres sociétés, dans l'alimentaire. Bon. Danone, au passage, avec diverses opérations financières a récupéré deux milliards. De francs. Mais ces deux milliards, sont devenu des dettes pour BSN Glasspack, ceux qui nous ont achetés. Alors même si on est rentable, on est endetté.
— Parce que Danone s’est sucré au passage…
— En nous vendant à CVC, un fond de pension canadien. Qui veut un retour sur investissement rapide.

Les gars hochent la tête, ou la secouent, dépités. Peut-être tous n’ont pas compris. Gille enchaîne :

— C’est bien beau, mais si on fait pas grève, qu’est-ce qu’on fait?
— Déjà, à la suite du succès du référendum populaire, on a prévu avec l’intersyndicale d’écrire au Premier Ministre.
— Super, il va être content.
— Attends, tu crois qu’on peut s’en sortir sans faire appel aux élus?
— Laisse tomber, Boro. Vas-y, continue.
— Il y aura une manifestation de soutien organisée avec un défilé dans Givors...
— Et puis quoi, encore? Une brocante ?!
— Tu fais chier, Fabien! Dis-nous, toi qu’es si malin! Qu’est-ce que tu proposes à la place?

Fabien pose son verre sur la table. Il trouve dans les yeux de Gilles le soutien qu’il cherche.

— Putain les gars, on va pas se laisser faire quand même. On se fait baiser à longueur d’année avec des salaires de misère, et là il faudrait qu’on baisse notre froc avant d’aller pointer à l’ANPE? Zob!
— Alors quoi? La grève ça ne les empêchera pas de fermer. Et au final, on ne touchera même pas nos salaires… C’est con ton truc.
— Mais si la grève ça ne suffit pas, il faut aller plus loin! Occupation de l’usine et séquestration du directeur! Ils démonteront pas les machines si on est dessus, bordel!
— Et puis quoi, on arrête les fours? Tu sais combien ça coûterait? C’est autant qu’on n’aura pas dans notre poche. Il faut maintenir l’activité, pas la stopper!
— Tu fais chier! Ce qu’il faut, c’est lutter, merde!
— Mais réfléchis! Le maire est avec nous, le député aussi. On a rendez-vous avec le président de la région. Tu crois qu’il vont nous laisser tomber? Avec 350 emplois en moins?
— Ils te prennent tous pour une pipe, mon gars.
— Mais non! Tu sais qu'on a un projet alternatif de modernisation ? Ça nous mettrait au niveau de Saint-Gobain. Ils investiraient 300 millions dans le site, mais c’est beaucoup moins que ce que coûterait la fermeture.
— C’est toi qui les prends pour des pipes, là.
— Fabien, tu fais chier! Tu commences à m…
— Wohoho! Ça suffit les gars! Ça sert à rien vos histoires, là. On est sur le même bateau, l’oubliez pas! Il faut rester solidaires!

Fabien se rassoit. Ses ongles pénètrent les paumes de ses mains. Les autres se taisent. Boroni reprend. Le jeune homme se demande comment ne pas laisser les flots tout emporter.

Samedi 4 mai 2002

— Salut Charles.
— Salut Fabien! Tu vas?
— On fait aller. Tu retransmets le match ce soir?
— Je veux mon petit ! Bien sûr : c’est comme une finale dis donc! T’es de l’après-midi aujourd’hui?
— Non, on est en repos. J’ai fini à 4h ce matin, mais j’ai rendez-vous à l’antenne emploi.
— Et pourquoi tu ne regardes pas le match chez toi?
— J'ai rendu le décodeur. C’est pas le moment de faire des frais, tu comprends…
— Bah, j’espère que vous allez toucher de bonnes indemnités de licenciement…
— Oui, on se raccroche à ça, maintenant…
— Bon, qu’est-ce que je te sers?
— Un expresso s’il te plaît, il faut que je me réveille.

Pendant que Charles prépare le café du jeune homme, André Berthonet se prépare à quitter le Select, pour prendre son poste.

— Allez, salut patron, à demain, lance t-il en rallumant son mégot.
— Salut Dédé, à demain.

Avant de partir, André salue Fabien, qu’il connaît de vue, sans vraiment le côtoyer, n’étant pas de la même brigade. Sa gamelle sous le bras, il sort sous un beau soleil et emprunte le pont sur la rivière d’un pas lourd en direction des murs bariolés d’inscriptions manuscrites injurieuses ou revendicatrices. En les déchiffrant, lui aussi se demande ce qu’il va devenir dans six mois.

Mardi 18 février 2003

Lucien, 35 ans de boite, dont 12 passées sur la 84, pousse la porte du Select. La 84, c’est un peu son bébé. Il a vu son montage, son lancement, participé aux réglages. À l’époque, on la lui avait confiée parce que cette nouvelle machine était plus pointue, la première avec des tambours électroniques. À la fin, on la lui laissait parce que c’était la plus retorse. Ce matin, il est passé à l’usine. Il y règne un silence de cathédrale alors qu‘il y a quelques mois, le secteur chaud était un lieu digne de Jérôme Bosch. Le vacarme assourdissant, l’odeur d’huile brûlée, les vapeurs continues, la chaleur étouffante. Impossible pour le commun des mortels de supporter ça très longtemps sans rentrer dans la petite salle de contrôle, climatisée et équipée d’écrans de surveillance. Mais Lucien était d’une autre trempe. Lui pouvait bichonner sa machine, graisser les fonds ébaucheurs, régler la vitesse des doigts de ripage, apprécier la tombée des gobs, le tout sans le moindre bouchon de protection auditive. Un torchon dans la chemise, il épongeait son cou baigné de sueur. La casquette vissée sur la tête pour éviter les gouttes de graisse, il était capable d’expliquer aux mécaniciens les moindres symptômes de sa machine.

Ce matin, donc, une équipe s’affairait autour de la bête. Le cadavre était froid, déjà nu, délesté de la plupart de ses équipements. La moitié des huit sections étaient déjà dépourvues d’arbre à came. Les gars avançaient méthodiquement, implacablement.

Lucien s’était senti dépossédé, et même, humilié. Il avait tourné talon et s’était dit qu’un petit verre lui ferait du bien. Au Select bien sûr. Il est donc content de tomber sur les mines un peu tristes de Claudio et du vieux José, déjà au comptoir.

Ce dernier raconte qu’il a croisé le directeur avec sa femme le week-end dernier dans une galerie marchande à Lyon. Qu’il regrette de ne pas lui avoir brisé les genoux. Sa faconde ne fait pas sourire ses camarades.

Les trois verriers sirotent lentement leur vin blanc en échangeant les nouvelles. Untel vient de se faire quitter par sa femme. Il parait que tel autre est parti de l’usine en emportant des caisses à outils complètes. Un autre encore aurait vidé le stock de lunettes de protection. Chacun désire naturellement obtenir une misérable part du gâteau et n’en laisser que le minimum à l’invisible propriétaire. Ils évoquent quelques-uns de leurs anciens collègues. L’un, qui travaillait aux bureaux à la journée, est parti avec femme et enfants, à Reims. Un autre, qui était chef de brigade, se contente de remettre en ordre de marche la ferme familiale, à Échalas. Puis la conversation s’épuise. Parce qu’ils se rendent compte qu’ils ont chacun de leur côté déjà eu vent des mêmes nouvelles, à peu de chose près. Parce qu’aborder le sujet des anciens de Givors n’est pas indolore. Alors ils préfèrent plaisanter sur les bienfaits du muscadet…

Vendredi 23 juin 2006

Comme je franchis la porte, Charles, le patron du Select, me regarde curieusement, comme s’il essaye de se remémorer qui je suis. Puis son visage s’éclaire, il se rappelle sans doute mon nom à présent. Je commande une pression, et quelques instants plus tard, nous échangeons sur ses anciens clients.

— Des nouvelles de Mercier ?
— Il végète, aux Vernes, avec sa rombière. Il a pris le cancer.
— Pfff. Et Pourreau ?
— Ah mince, tu sais pas? Il est mort le mois dernier.
— Merde... Il avait quel âge?
— 59. Le cancer… foudroyant…
— Lui aussi?
— Oui tu sais, il travaillait au choix. Il parait que les produits chimiques l‘ont bouffé… Les « traitements de surface » comme ils disaient.

La nouvelle me touche. Ces gens n’étaient pas mes amis, seulement des connaissances. Leur malheur ne me laisse bien sûr pas indifférent. Je me raccroche au sourire poli du taulier qui, à force de fréquenter des verriers, a adopté leur vocabulaire et connait peut-être l‘usine aussi bien que certains qui y travaillaient. Je me rappelle aussi que son gendre y était électricien. Je n’ose lui demander des nouvelles.

— Et Boroni?
— Il a touché le chômage pendant quelques temps. A présent il doit être à la retraite.
— Et les jeunes? Gilles? Le petit Daniel? Samir?
— Gilles travaille dans la mécanique. Une boite à Saint-Romain. Daniel est un des rares à être resté dans le groupe. Il travaille à Reims, je crois... Samir, je ne sais pas.

J’apprends que certains gars ont trouvé de l’embauche dans le coin, d‘autres plus loin. Ce fut difficile pour la plupart car les sous-traitants ont eux aussi vu leur activité baisser. Beaucoup n’ont connu que le chômage, les plus âgés et les non qualifiés, bien entendu. Bien rares sont ceux qui ont gagné au change.

Charles fait lui-même quelques allusions à ses propres difficultés. De derrière son comptoir, on voit les pelleteuses s’affairer de l’autre côté du Gier, là où auparavant se tenait le portail des Verreries Mécaniques Champenoises de Givors.

Mardi 3 mai 2011

Le ciel est d’un bleu insolent.

Du pont, le panorama a complètement changé. Sur des hectares où ne s’étendent que de tristes gravats gris, l’horizon est à présent bien dégagé. La municipalité a fait construire une desserte goudronnée en cul-de-sac au milieu de ce terrain vague. « Avenue Georges Charpak » annonce un panneau prétentieux au milieu du vide. D’ici, on aperçoit désormais la gare. L’antique cheminée monumentale est l’ultime vestige d’une période dépassée. Sur le pont ferroviaire, « VMC vivra » pérore un dérisoire graffiti qui a survécu à l'opération urbaine.

De l’autre côté du Gier, le bar a fermé, faute de client. Les ouvertures ont été murées. Les deux fenêtres du premier étage qui donnaient auparavant sur l’usine et observaient les allées et venues des ouvriers trois fois par jour, contemplent comme deux grands yeux vides le néant qui leur sert dorénavant de paysage…

Vilnus Atyx - 2012



Photo : Gilles Langlois sous Licence CC BY-NC-ND 2.0

Vous pouvez télécharger ce texte : en pdf ou en epub

Il y a sur Scryf un autre texte évoquant la région givordine : Trouduc le givordin de Ouam-Chotte.

Des ressources sur la verrerie, son histoire, sa fermeture :
Yves Chapuis : "Histoire de la Verrerie de Givors. 1965 - 2003"
RhoneSudInfo.free.fr : dossier sur la fermeture
Libération : "La vie brisée des verriers de Givors"
Le Post : "Les ouvriers de VMC victimes de Cancers ! (Givors)"
René Balme : sur les luttes post-fermeture


[1] - La cheminée de la verrerie


[2] - Le site de VMC Givors


[3] - Une brigade


[4] - une machine verrière, côté finisseurs (pas à Givors)


[5] - un ouvrier verrier (pas à Givors)


[6] - La friche

Source des images : [0] - [1] - [2] - [3] - [4] - [5] - [6]. Les images ont été prises sur différents sites internet. Prévenez-moi si leur présence sur cette page est gênante.




Contenu publié le 13-01-2012 à 05:00



Cela pourrait vous intéresser :

Un chat cornélien :
Les tribulations matutinales d'un fameux sculpteur...

Ôte toi de mon soleil :
Un ouvrage sur Diogène et les cyniques.

Le gambit :
Conte philosophique

Le cercle vicieux de l'austérité :
Description des mécanismes d'une politique délétère

Scryf, crowdsourcing éditorial :
Lieu d'échanges entre auteurs et lecteurs numériques

Derniers contenus :

Les Stark battront le pavé :
Le 5 mai, manifestation pour la VIème République

Le cercle vicieux de l'austérité :
Description des mécanismes d'une politique délétère

Playlist de Noël :
Pour fêter dignement la fée consommation